"Ce qui barre la route fait faire du chemin" (Jean de La Bruyère - 'Les Caractères')

jeudi 1 novembre 2007

Paranoid Park



Tiens, pour une fois que "Télérama" n'imprime pas que des conneries sur un film, c'est à cet hebdomadaire (catho de gauche) que je m'en remets après avoir vu ce soir le dernier film de Gus Van Sant intitulé "Paranoid Park".



Voici ce qu'écrit Louis Guichard dans "Télérama" sur ce film et c'est assez bien vu. Merci Louis.






Ces dernières années, on annonçait régulièrement le retour de Gus Van Sant à Hollywood pour un gros film avec Tom Hanks. Finalement, il ne semble pas prêt à décrocher de son cinéma délicat, élaboré dans sa ville de Portland et peuplé d'adolescents non professionnels. Garder le fil de son imaginaire et de ses rêveries : cette obstination à rester dans son monde à soi, voici qu'elle se trouve au centre d'un nouveau film. Son héros, Alex, 16 ans, fondu de skate, n'adhère vraiment qu'à sa planche. Ou plutôt à l'univers parallèle qu'elle lui ouvre, tout en glisse, en apesanteur.


Pourtant, il y a de quoi redescendre sur terre : il y a eu un mort, l'autre samedi, non loin du « Paranoid Park », le paradis malfamé des skateurs, où Alex se perd en contemplation - sans oser se lancer. Un agent de sécurité est passé sous un train de marchandises. La police montre les photos du cadavre aux lycéens du coin, puisqu'il est établi qu'un skateur a poussé la victime sur la voie à l'aide de sa planche. Ne cherchez pas plus loin, le suspense ne dure pas, le film n'est pas construit là-dessus. Celui qui a involontairement provoqué la mort du vigile avant de s'enfuir, c'est Alex.


Le roman originel (signé Blake Nelson) se présente comme le journal du coupable, cherchant à retrouver ses marques après l'accident. Face à ce type de personnage, la plupart des cinéastes se font tour à tour procureur, avocat de la défense et prêtre : ils prononcent finalement l'absolution, autorisent la rédemption. Cela a donné de beaux films (récemment ceux des frères Dardenne), mais Gus Van Sant ose tout autre chose. Quand, juste après son geste irréparable, Alex regarde dans les yeux sa victime littéralement coupée en deux sur les rails, il ne semble voir qu'une image gore, fantasmagorique, virtuelle. Le sujet du film n'est pas la culpabilité du héros, mais sa distance au monde réel.


Ce déplacement fait de Paranoid Park un film vertigineux, sous ses dehors cool et planants. Personne n'est là pour dire la loi, pour rappeler l'impératif moral. Même pas le flic qui interroge Alex, plutôt porté à l'empathie, à l'identification avec l'adolescent (« moi aussi je faisais tout comme toi »). Comme posté dans le cerveau d'Alex, Gus Van Sant refuse tout autant de faire l'adulte. Il enregistre avec une neutralité bienveillante les sensations, les images et les sons qui traversent l'ado. Lequel n'entend pas se dénoncer. Il voudrait juste oublier, regagner le monde sans entraves du skate, que symbolise le Paranoid Park. La mort n'est-elle qu'une image mentale à zapper au plus vite ? La faute, un sifflement dans les oreilles dont on attend que « ça » passe ?


Troublante expérience que de voir ainsi défiler les décors et figures du film de teen­ager depuis l'intérieur de cette conscience de mutant. La girlfriend devient une poupée mécanique, absurdement apprêtée, obsédée par son dépucelage. Les parents divorcés, des fantômes tristes, englués dans des questions d'argent, de calendrier. Gus Van Sant n'a pas besoin de forcer le trait : rien ni personne n'est spécialement glauque ou hostile dans la vie d'Alex, mais rien n'atteint l'adolescent - à qui le jeune Gabe Nevins prête un calme sibyllin. Au moins sa terrible mésaventure l'incite-t-elle confusément à redéfinir son rapport à autrui, à se rapprocher par exemple d'une autre fille moins lookée et moins jolie, mais libre-penseuse et (extra)lucide. Un lien, enfin. Une fragile piste d'avenir, terrestre et concrète, une raison d'habiter un peu plus le monde effectif.


Fuir ou ne pas fuir, telle est bien la question. La réalité est-elle si décourageante qu'on cherche à lui opposer une alterna­tive chimérique, comme le « parc » fantasmé d'Alex ? Depuis quelques films, la splendeur du cinéma de Gus Van Sant, mélange de sophistication formelle et de limpidité émouvante, est la consolation, la réponse du réalisateur au tragique de l'existence (suicide du jeune Kurt Cobain dans Last Days ou tuerie du lycée de Columbine dans Elephant). Une bulle de beauté, à l'abri de tout. Aujourd'hui, Gus Van Sant met en quelque sorte cette fuite contemplative en question avec un portrait d'ado ayant perdu ses repères dans un bel univers de substitution. Paradoxe, l'alerte prend de nouveau une forme infiniment séduisante. De toute évidence, le cinéma est le « parc » de Gus Van Sant. A chacun de trouver le sien. Mais aussi de savoir en revenir.




©Télérama